Du 1er au 21 janvier 2007 j’ai mené les recherches de terrain nécessaires à la réalisation du TPFE. Les hypothèses préliminaires sur le site, son état actuel et son histoire m’ont amené à poser la problématique du sujet autour des questions comme la spéculation immobilière, la production de logement social et l’intégration par la mixité sociale sur la base d’un aménagement urbain atypique.
AU3 : un état des lieux
On appelle « tête de Goliath » le phénomène de croissance urbaine incontrôlée dans des capitales à forte centralité. Cette image ramène à celle d’un corps macrocéphale, comme le déséquilibre dans la répartition urbaine sur l’ensemble du territoire. A partir des années 50, toutes les capitales d’Amérique Latine l’ont subi et Buenos Aires n’y a pas échappé. C’est la solution postérieure, véritable projet de réorganisation de cette ville « chaotique » qui en a fait sa particularité.
Si Le Corbusier et ses disciples n’ont pas tardé à élaborer un Plan Pour Buenos Aires, ce n’est qu’en 1977 qu’il s’est concrétisé. Réorganiser Buenos Aires, en réalité était nécessaire, car les infrastructures originelles étaient saturées par une croissance industrielle et démographique démesurée.
Mais en quoi consistait cette réorganisation ?
Considérant le problème des déplacements comme principal dysfonctionnement urbain, la ville serait réaménagée à partir d’un Plan d’Autoroutes Urbaines inspiré du dogme corbuséen. Cette mesure était impulsée par le régime militaire alors au pouvoir s’assurant de l’exécution immédiate manu militari s’il le fallait...Le tissu urbain, alors très consolidé, serait défiguré par les percées successives de ce système de boulevards autoroutiers.
Le plan fut abandonné en 1983, largement entamé mais certainement pas complété. Parmi ces échecs, l’autoroute AU3 ou « NORD-SUD » ne fut jamais construite. Le projet s’est soldé par un cocktail d’expropriations et démolitions d’immeubles et terrains existants. Pendant 20 ans, ce nouvel interstice urbain est tombé en abandon. La crise des années 80 et l’accentuation des inégalités sociales et économiques dans la décennie suivante, y ont consolidé une population fragile ayant peu de ressources. La ville, incapable d’entretenir ce patrimoine et de fournir du logement social, a préféré laisser faire. Cette situation n’a pas duré très longtemps et, sous la pression des riverains, les autorités ont entrepris l’expulsion et la démolition d’une grande partie des bâtiments du tracé jugés en péril. Le site représente 18 hectares, 600 bâtiments, 1100 familles qui survivent logées dans la précarité, l’insalubrité et l’insécurité.
C’est alors qu’en 1999, L’Etat lance la loi N°324, contraignant la ville de trouver une solution définitive à la question urbaine ainsi qu’au conflit avec les occupants du tracé. Les temps ont changé et la pénurie de logements a fortement valorisé cette emprise qui traverse les trois quartiers les plus chers de la Ville. Convoitée par les promoteurs immobiliers, Buenos Aires n’a pas échappé au phénomène de métropolisation attirant, à travers des projets urbains d’envergure comme la récupération et développement de son port, de grands investisseurs et d’importantes multinationales.
Quels enjeux pour quel projet urbain ?
L’étude de terrain a permis de rapprocher les hypothèses de départ avec le projet en cours et soulever de nouvelles optiques sur la réalité et le potentiel du site.
Si la Ville et l’Etat ont fixé comme objectif la récupération du tracé cela reste assez ambigu. Récupérer contre l’usurpation ou contre la maladie ? Les deux notions résument les enjeux principaux du site.
Si l’urgence est de résoudre la question juridique et résidentielle des familles occupant cet habitat indigne, chaque acteur va pourtant exercer le pouvoir de veto dont il dispose pour obtenir des avantages. La concertation reste difficile à obtenir à cause du conflit d’intérêts et des logiques propres à chaque groupe de pression.
Bien qu’occupant des terrains et immeubles appartenant à la Ville, les occupants ont constitué des associations pour se défendre des expulsions, l’Etat s’est engagé à reloger les « ayant droit » ; c’est une logique d’intégration.
Pour les reloger, la Ville compte mobiliser d’autres réserves foncières ayant moins de valeur immobilière et vendre les parcelles du tracé au prix fort afin de financer les relogements et aménagements nécessaires ; c’est une logique patrimoniale.
Les promoteurs immobiliers comptent acheter les terrains à la ville, mais cherchent à en augmenter les densités de construction autorisées ; c’est une logique de rentabilité.
Les riverains par contre, bien que réclamant un réaménagement du secteur et le départ des occupants, souhaitent préserver les typologies et densités traditionnelles du quartier, c’est une logique de conservation.
En réalité, toutes les conditions sont là pour qu’un projet puisse avoir lieu et se concrétise, le foncier est disponible et abondant, des normes d’urbanisme seront créées exclusivement pour le site, les besoins des occupants sont connus et quantifiés et depuis les années 90 les architectes ont multiplié les propositions et recherches pour le réaménagement du site.
Paradoxalement cette possibilité unique d’intervenir est bloquée par un conflit d’ordre politique. Car la validation d’un tel projet passe au conseil législatif de la Ville où chaque acteur a sa représentation et son poids. Alors qu’il existe une notion de « bien commun » qui pourrait se résumer grossièrement par tout ce qui est bon pour la ville et ses habitants, l’aménagement de la Ville et tous les projets visant son développement se basent encore sur des postures idéologiques.
La ville de Buenos Aires a la possibilité d’assumer un compromis fort au niveau de sa maîtrise des questions urbaines. Elle peut aussi donner un grand pas dans le domaine du logement, notamment du logement social et de la gestion d’un parc propre aujourd’hui inexistant. Si la concertation va légitimer un projet, elle ne peut pas être un obstacle à résoudre celui-ci. Les contestations doivent être argumentées dans le cadre d’une situation d’urgence au delà des idéaux et tenir compte des priorités communes et de la réalité.
Cette rare opportunité d’aménagement demande courage et innovation tant dans les résultats voulus que dans le processus de production.