Dans une ville comme Mumbai, Dharavi

Kalpana Sharma
décrit la vie de ceux qui n’ont pas suffisamment accès à l’eau et à l’assainissement dans une des villes les plus peuplées du monde



2004


Rendez-vous dans n’importe quelle ville d’Inde et vous observerez deux scènes courantes - des femmes portant des récipients de formes et tailles diverses, qui font la queue pour chercher de l’eau, et des hommes et des enfants faisant leurs besoins à l’air libre (les femmes font de même, mais à la faveur de la nuit). Malgré un taux de croissance économique qui fait la fierté de l’Inde, les services les plus rudimentaires d’assainissement et d’approvisionnement en eau salubre ne sont toujours pas à la portée de millions de personnes.

Cette crise de l’eau et de l’assainissement est évidente lorsque l’on se rend dans un des nombreux bidonvilles qui dominent Mumbai, la capitale commerciale de l’Inde. Près de la moitié des 12 millions d’habitants vivent dans des bidonvilles ou des immeubles insalubres, sur des terrains vagues, le long des voies de chemin de fer, sur les trottoirs, à proximité des aéroports, sous des ponts ou le long de la côte. Bien que les situations varient, en règle générale, cette moitié de la population n’a guère accès à l’eau et encore moins à l’assainissement. Et quand il y a de l’eau, celle-ci n’est généralement pas propre. Les rares WC publics sont dégoûtants, cassés, et d’une manière générale inutilisables : il est donc plus sûr de se soulager en plein air. Les toilettes qui fonctionnent sont si rares que le plein air est la seule solution pour des millions de gens.

Les 30 000 familles qui vivent sur les trottoirs de Mumbai sont les plus à plaindre. Elles n’ont accès ni à l’eau ni aux toilettes, car aux yeux de la loi, elles vivent dans l’illégalité et ne devraient donc pas être là. D’ailleurs, il n’est pas rare que plusieurs générations d’une même famille grandissent sur le même trottoir, dans la mesure où les autorités ferment les yeux et ne prévoient aucune alternative.

Sur ces trottoirs, la vie des femmes est dominée par la quête quotidienne de l’eau. Elles vont supplier les familles vivant dans les immeubles proches. Elles se débrouillent pour fracturer les bouches d’incendie. Elles s’adressent à des plombiers qui savent comment se brancher sur les canalisations passant sous le trottoir qui leur sert de demeure. Comme le dit Sagira, qui habite sur un trottoir : « Ce sont nos robinets clandestins. Nous n’avons pas droit aux robinets légaux. » Les familles considérées comme illégales n’ont pas accès à l’eau « officielle ». Quant à l’eau clandestine, elle coûte parfois dix fois plus cher que celle fournie par la municipalité. Cette dépense peut représenter de 10 à 30 % des revenus des pauvres.

Près d’un million de personnes vivent et travaillent dans des structures semi permanentes au sein de bidonvilles qui existent depuis très longtemps. C’est le cas de la vaste agglomération de Dharavi, qui fait le lien entre la vieille ville de Mumbai située sur une île et la ville nouvelle qui s’étend vers l’intérieur. Cet établissement humain est « régularisé » dans la mesure où le Gouvernement n’a pas l’intention de le démolir et de déplacer ses habitants. Il leur a également apporté l’eau, l’électricité et des WC publics - dont le nombre est largement insuffisant par rapport au nombre d’habitants.
Les services les plus rudimentaires d’assainissement et d’approvisionnement en eau salubre ne sont toujours pas à la portée de millions de personnes
Généralement, l’eau se cherche aux robinets publics disséminés dans le bidonville. Ce sont les femmes qui font la queue pour aller chercher l’eau. L’eau arrive aux robinets à différents moments de la journée et ne coule que pendant quelques heures. Le service des eaux a conçu ce système de façon à pouvoir approvisionner en eau tous les quartiers de la ville depuis les sources extérieures.

Pour ceux qui vivent dans des logements classiques, le système ne présente pas de problème : ils pompent l’eau et la stocke dans des citernes sur le toit quel que soit le moment auquel elle arrive. Ils sont donc alimentés en eau tout au long de la journée. Les habitants des bidonvilles, eux, n’ont d’autre choix que de chercher l’eau au moment même où elle est disponible. Ce qui peut être à n’importe quel moment du jour ou de la nuit. Chaque bidonville conçoit son propre système de distribution. Mais ce sont toujours les femmes qui se chargent de la corvée d’eau. La quantité qu’elles rapportent varie en fonction de la capacité de chacune à stocker l’eau dans son minuscule logement. L’attente et le retour quotidien avec de lourds récipients sur un chemin souvent accidenté ont de graves conséquences sur la santé de la plupart d’entre elles.

En ce qui concerne les WC, la situation est encore pire. En 1986, une enquête révélait qu’il n’existait que 800 blocs sanitaires à Dharavi, pour une population d’environ 400 000 personnes. Chaque bloc sanitaire comportait entre 15 et 20 toilettes individuelles. Près de vingt ans plus tard, la population a plus que doublé mais la situation sanitaire est pratiquement inchangée. Et c’est la même chose dans tous les bidonvilles de Mumbai, sans exception.

Mangal Sadashiv Kamble, qui vivait autrefois le long de la ligne de chemin de fer, a décrit ce qu’était sa vie à deux chercheurs qui travaillaient avec les pauvres des villes : « Comme toilettes, on utilisait la voie. Il existait bien des WC publics, mais ils étaient loin - à une demi-heure de marche environ. Et ils étaient si sales que nous n’avions pas envie de les utiliser. En plus, il fallait faire la queue très longtemps. Alors, nous préférions utiliser les voies après dix heures du soir ou tôt le matin, vers quatre ou cinq heures. »

Compte tenu de la densité des bidonvilles, même la construction de nouveaux blocs sanitaires pose un problème. La municipalité de Mumbai a entrepris de construire des WC publics dans plusieurs bidonvilles. Mais elle doit négocier avec les habitants pour essayer de trouver un endroit adapté, puisqu’il faudrait démolir certaines habitations pour dégager du terrain - une procédure d’une grande complexité, souvent source de conflits explosifs.

La fourniture d’eau et d’assainissement aux pauvres des villes est inextricablement liée à une politique du logement efficace et abordable. En l’absence d’une telle politique, les seules solutions possibles sont ponctuelles et elles ne permettent pas de couvrir la totalité des besoins en eau salubre et en assainissement d’une ville comme Mumbai

Kalpana Sharma est rédactrice en chef adjointe du journal The Hindu, à Mumbai. Elle est l’auteur de Rediscovering Dharavi : Stories from Asia’s Largest Slum (Penguin India, 2000).

Photo : Stephen Dolmer/PNUE/Topham