Pour sa première escapade hors du foyer natal, le FSM pensait partir en Inde, comme on part en tournée ou plus exactement en voyage d’étude. On pensait aussi qu’outre de soulager temporairement les vicissitudes du gouvernement Lula et de résorber sa crise de croissance, le FSM irait faire une cure de jouvence avant de revenir au bercail, revigoré par l’expérience exotique de l’Asie. Mais le voyage de l’Inde, même impromptu, ne laisse pas indemne : alors qu’on croyait en toute candeur s’imprégner de pratiques et de culture nouvelles, c’est au contraire tout l’arsenal de nos certitudes et de nos arguments qui furent pris en otage. Cette capacité d’absorption de la société indienne, dont on a peine à imaginer l’envergure, a fonctionné à plusieurs niveaux.
Une assimilation indienne qui a élargi les perspectives
Elle a permis tout d’abord de réaliser l’inconcevable : dans une nation autocentrée, fondée sur un système communautariste archaïque et discriminatoire, où coexistent un milliard de personnes, il semblait illusoire de vouloir convaincre de l’utilité d’un mouvement global, articulé sur des problématiques internationales alternatives. Car la société indienne est en soi un monde exhaustif, une sorte de portion congrue - unique et indivisible - de notre planète, où la complexité et la dimension des problèmes empêchent de raisonner hors des frontières. En introduisant la question des castes, du patriarcat ou du communalisme comme thèmes majeurs, on pouvait craindre que les débats ne « s’indianisent », au détriment d’une réflexion plus universelle. Il a donc fallu risquer le recyclage des valeurs altermondialistes et redéfinir les concepts à l’aune de leur confrontation aux réalités locales, largement inconnues ou fantasmées. Ce passage d’une cuisine continentale au domestique a cependant permis de transcender les débats et ce n’est pas le moindre des paradoxes indiens que d’avoir réussi à assimiler si facilement les nourritures occidentales pour les restituer aussitôt dans une dimension locale, tout en élargissant les perspectives. La question des « Dalits » (intouchables ou opprimés) par exemple, a fait évoluer les points de vue sur la stratégie de lutte contre les inégalités sociales. Entendre un responsable de la campagne pour les droits des Dalits expliquer que l’objectif est de négocier des droits dans le système des castes plutôt que de s’attacher à le détruire a de quoi perturber. Pour comprendre, il faudrait sans doute évaluer l’impact d’un changement si radical (l’abolition des castes) dans le système actuel qui assure, malgré tout, une certaine régulation économique et sociale et que la politique fascisante du parti nationaliste hindou exploite habilement. Peut-on pour autant mondialiser la lutte des Dalits, comme point focal des inégalités de naissance ?
Construire les moyens d’une véritable altération du monde
On critique souvent, par simplification, l’incapacité des FSM à élaborer des propositions concrètes et crédibles. On oppose au vain combat des idéologies (utopies) le principe soi-disant pragmatique de la real-politique, mais quel parti politique ou gouvernement aujourd’hui est capable de concevoir un modèle de société qui s’occuperait à la fois de la dimension mondiale, tout en répondant au bien être de ses ressortissants nationaux (mis à part l’empire américain) ? Le rôle du FSM n’est pas de prendre le pouvoir mais d’en changer les modalités. La question n’est pas tant dans la définition d’un autre monde possible, que dans les moyens de l’altérer suffisamment vers la justice sociale, la paix, la démocratie et de provoquer les conditions d’un développement durable pour tous. Il faut donc puiser dans la diversité des mouvements sociaux mondiaux pour comprendre quels seraient les éléments constitutifs et fondateurs d’une société civile internationale responsable, souveraine et solidaire. Cette transformation ne peut se faire sans la consolidation d’un rapport de force à même d’imposer le mouvement comme un interlocuteur incontournable à la table des négociations. Ne nous leurrons pas, l’écart se creuse entre la puissance néolibérale et le mouvement altermondialiste, même si ce dernier progresse sensiblement. Et ce n’est qu’en misant sur une opinion publique mondiale mobilisée (comme le 15 février 2003) que nous pourrons faire avancer l’Autre monde. Il faut donc peser, en nombre, en qualité, en crédibilité et se battre pour accéder au débat et s’imposer. En offrant sa charge pondérale au FSM, l’Inde aura permis le changement d’échelle et d’atteindre une masse critique. Car la transformation est une question d’échelle, pas de proportion : il ne suffit pas de multiplier ce qui fonctionne au local pour passer au global. A Mumbai, le FSM a changé le périmètre des possibles en découvrant la capacité des Indiens à produire du changement au local, sur un territoire considérable. Ce qui ailleurs reste une accumulation d’initiatives locales (et donc relative) prend une dimension globale en Inde, par « simple » changement d’échelle. Il suffit par exemple de penser aux programmes de reconstruction, où la moindre catastrophe naturelle fait des dizaines de milliers de victimes, pour mesurer la capacité de traiter la question de l’habitat du plus grand nombre dans ce pays. En noyant le FSM dans la valeur absolue des chiffres, l’Inde nous amène à réfléchir sur la stratégie de propagation de la pensée altermondialiste : quelle sont les dimensions (les échelles) spatiales de la transformation sociale planétaire ?
Un Forum rattrapé par la base
Une autre contribution inouïe du FSM est d’avoir opéré - en moins de 4 ans ! - un raccourci entre la construction collaborative d’une vision du monde et les moyens de la mettre en œuvre, en s’appuyant sur l’expertise citoyenne, l’expérience locale, le partage des initiatives : l’ensemble des pratiques de la société civile internationale est devenue le seul contrepoids au système capitaliste actuel. Cette force critique, encore abstraite, qui impressionna les leaders politiques mondiaux au temps de Porto Alegre a franchi en Inde l’épreuve du nombre et de la représentativité. Le FSM a démontré qu’il n’est pas un rassemblement de classes moyennes éclairées, mais qu’il est également porté par un mouvement populaire. En donnant la parole aux sans-voix, en assouvissant le besoin de (re)connaissance des organisations, en permettant la consolidation des réseaux, en s’exposant à la foule, le FSM s’est fait rattraper par la base, ce que l’on retiendra comme la plus belle contribution que l’Inde ait pu faire au mouvement social mondial.
Un nécessaire langage commun
Cette dernière édition aura révélé de manière cruciale la fonction pédagogique du FSM, qui est d’apprendre à construire les alternatives, en tant que lieu d’éducation populaire, de formation, de partage et de (re)connaissance. Sa vocation pédagogique est justement de donner conscience et confiance à une opinion publique mondiale, pour qu’elle se positionne et s’engage dans la transformation sociale. C’est aussi l’ambition de matérialiser des désirs et comme tout projet de développement, le FSM doit se fonder sur le partenariat, le diagnostic et l’apprentissage d’un langage commun. Il faudra à l’avenir, ne pas négliger la question des langues. Le choix organisationnel et politique (notamment financier) du dispositif de traduction (largement défaillant) montre la nécessité de repenser les outils, les méthodes, les espaces de dialogue. La décision indienne de séparer les langues locales des langues internationales (de fait l’anglais) entre plénières et ateliers n’a pas été judicieuse : il a de fait fragmenté l’espace des débats et réduit les opportunités d’apprentissage. On se prend à rêver que le FSM pourrait lancer un programme mondial d’enseignement de l’espéranto, qui représente une perspective crédible de langue véhiculaire (alter)mondiale...
On regrettera enfin que la prochaine édition du FSM se soit déjà recroquevillée sur le Brésil, avant même de tirer le bilan de Mumbai. Alors que de grandes manœuvres sont en cours au niveau de la communauté internationale, et que les initiatives du « Groupe des 20 » tentent de reconsidérer l’alliance entre Asie, Afrique et Amérique Latine, une anticipation de la société civile altermondialiste eut été la bienvenue. Il faudrait à l’avenir savoir tenir compte des opportunités, dans l’espace et dans le temps, si nous parlons bien du FSM comme un mouvement qui s’oppose à un système hégémonique néolibéral.